Le sujet que nous traitons cet été est divisé en deux articles car nous avons décidé de rentrer plus en détail dans la compréhension des signaux faibles et des signes de menaces (ce présent article) ainsi que dans la détection et l’acceptabilité des risques (l'article du mois prochain). Pour y parvenir, nous nous sommes intéressés tout particulièrement à la conception et à l’acceptabilité d’un signal dans un système qui comprend le facteur humain, technique et organisationnel.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il nous parait nécessaire de définir brièvement le signal versus le signe, tout comme la menace versus le risque.
Un signe renvoie à une signification ; un signal provoque une réaction (Juan Alonso).
Le risque, qui est un événement possible pouvant porter préjudice, est proportionnel à la menace, qui est une indication de l’intention de nuire (la doctrine française associe à la menace le principe d’intentionnalité humaine et au risque la notion de danger naturel et matériel contrairement à la perception globalisante du risque pour les anglo-saxons).
Partie 1 – De l’émission à la réception d’un signal
Pour cerner la problématique, nous reprenons ci-dessous l’introduction tout à fait explicite de Ambre Brizon et Audrey Auboyer dans leur article intitulé « L'acceptabilité des signaux faibles détectés par le récepteur humain. Facteur essentiel de la sécurité des systèmes » (2009) qui s’inscrit dans le domaine des cindyniques (science des dangers).
L’attaque sur Pearl Harbor, fut lancée par surprise le matin du dimanche 7 décembre 1941 entre 6h00 et 7h15. La veille, le ministère des affaires étrangères japonais envoya à Washington un document codé en 14 points. Le 7 décembre à 11h58, heure de Washington, 6h28 heure de Hawaii, le général George Marshall le lut et prit conscience d’une attaque imminente. Il expédie un télégramme d’alerte aux bases de Panama, San Diego et Pearl Harbor, mais, pour des raisons techniques, les messages n’arrivent pas à temps. Sur place, la nuit du 6 au 7 vers minuit, heure locale, le dragueur de mines USS Condor signale un sous-marin japonais de reconnaissance dans la rade de Pearl Harbor. Puis à 6h37 le Ward repère et détruit un autre sous-marin. Pourtant, l’amirauté de Pearl Harbor ne donne pas l’alerte. Vers 7h00, une vague de 183 avions est détectée par le radar SCR-270 de la station d’Opana, située à la pointe nord de l’île. Les deux soldats de service donnent immédiatement l’alerte, mais ils ne sont pas pris au sérieux par l’officier de quart, le lieutenant Kermit A. Tyler qui est persuadé qu’ils se trompent, qu’il s’agit des six bombardiers B-1 7 attendus ce jour et surtout qui ne veut pas risquer d’encourir le courroux des officiers en les réveillant un dimanche matin. Les pertes américaines furent de 2 403 morts, 1 178 blessés, quatre navires de ligne, trois croiseurs, trois destroyers et 188 avions…[1]
D’emblée, les auteures de l’article constatent à la lumière de cet exemple, que la difficulté essentielle d’un signal est celle en rapport avec son acceptabilité. En effet, le signal serait une « pure saillance perceptive avant de devenir une prégnance » (Alonso). La valeur accordée aux signaux n’est alors pas négligeable au vu de l’aspect expressif qu’ils apportent dans la compréhension d’un événement. Les signaux faibles vont permettre de transformer l’atmosphère, sans pour autant définir de « véritables formes signifiantes stabilisées » (Alonso). C’est le cas par exemple d’une odeur de souffre que l’on va sentir à un moment donné sans pouvoir y attribuer immédiatement une signification claire.
Il faut préciser également afin que les différents signaux faibles fassent sens, qu’il est nécessaire de les relier à d’autres événements perceptibles. Un signal isolé sera rarement un élément assez significatif propice à une création de sens interprétable. Le basculement d’un signal faible en un signal fort s’explique ainsi par la mise en relief avec d’autres événements ou phénomènes et de la corrélation de l’expression et du contenu en tant que signifiant stable, ouvert à une attribution de significations.
Ainsi, la méthodologie qui permettra de découvrir et d’accepter les contenus qui se trouvent sous ces signaux faibles pourra intégrer des phases graduelles telles que la perception, la médiation, l’approbation, l’appropriation et la transmission. Cependant, ce processus heuristique dépend du degré d’attention de chaque personne comme le souligne Ambre Brizon et Audrey Auboyer. Tant bien que même le signal soit détecté par plusieurs personnes, une seule d’entre elles peut le considérer comme pertinent et y consacrer toute son attention.
Vient alors la problématique des représentations différentes en fonction des personnes lors de l’interprétation d’un signal pour lui donner du sens. Dans leur étude, Ambre Brizon et Audrey Auboyer proposent l’idée que « la pertinence du niveau de faiblesse ou de force du signal dépend de l’individu ; de sa sensibilité à détecter ou non une anomalie, puis de sa capacité à l’interpréter correctement ou non. La sensibilité à détecter peut être innée, mais nous privilégions ici la causalité culturelle, c’est-à-dire la capacité acquise de savoir à quels signaux il faut être particulièrement attentif. Cette attention que l’individu va développer ou affiner par sa culture, son apprentissage, particulièrement en terme de succès versus échecs. » Sans oublier la culture et la politique de prévention de l’environnement dans lequel se manifeste le signal, qui contribue grâce à l’établissement de normes et de règles à la perception que se fera l’individu des signaux potentiellement dangereux.
Aussi, cet aléa de la non-perception de l’intensité des signaux viendrait « d’un manque de sensibilité à les détecter et d’un manque de capacités à les interpréter. Un signal qui n’est pas détecté est un signal pour lequel l’individu ne perçoit pas le décalage entre le signal et la situation « normale ». L’anormalité est donc acceptée telle quelle par l’individu. Et un signal qui n’est pas ou est mal interprété est un signal pour lequel l’individu ne perçoit pas ou a un mauvais niveau de tolérance du risque potentiel annoncé. Le sens donné au signal perçu, donc le risque perçu, est jugé à un niveau acceptable » (BRIZON, AUBOYER).
Néanmoins, la conception d’un signe, au-delà du signal, peut être également pensée en amont et son acceptabilité peut dans certains cas faire l’objet d’un consensus informel. Concernant le raisonnement militaire tactique et stratégique partagé en tant de guerre, le sémioticien italien Paolo Fabbri résuma la chose suivante après avoir fréquenté un centre d’étude stratégique militaire : « La seule chose qui fut absolument sûre, en les observant, est que ces officiers pensaient que les bombes atomiques n’étaient pas du tout des choses à utiliser en temps de guerre, mais avant tout des « signes » pour menacer les ennemis et pour promettre, en même temps, quelque chose aux alliés. »
Au sujet de la guerre froide, on peut argumenter comme Fabbri que « la guerre froide fut une guerre des signes » puisque cette dernière a bien débouché sur une victoire réelle des Etats-Unis sans affrontements directs sur le terrain. Ainsi, « l’efficacité stratégique de la bombe résidait dans le fait d’être là, voire seulement dans la croyance de son existence » comme le souligne le sémioticien en ajoutant que « une grande partie de la guerre froide consiste en une série de stratégies de falsification et de mensonge, de constructions gigantesques de systèmes d’espionnage et de dés-information, qui sont très précieuses pour comprendre certains problèmes fondamentaux sur la constitution du sens entre les êtres humains dans des conditions de conflit. »
De même, dans l’étude des stratégies conflictuelles, Fabbri rappelle qu’il est important qu’un ennemi connaisse l’avantage qu’il détient sur son ennemi respectif car c’est précisément cet avantage qui va l’influencer et le mettre en position de faiblesse. En ce sens, nous pouvons émettre l’hypothèse que les américains prenaient pour avantage significatif face aux japonais, le fait de disposer d’une technologie robuste de radars et autres outils de détection des ennemis et des attaques surprises. Cet avantage manifestement partagé au sein du corps militaire américain n’a finalement pas permis de détecter de manière certaine ce qui a été l’une des plus dévastatrices des attaques militaires. A contrario, les officiers américains se sont fait dépasser par un manque de discernement des signaux d’attaques dans la chaîne d’alerte militaire mais aussi par un défaut technique qui n’a pas permis la transmission d’un télégramme d’alerte à temps. Il est difficile de savoir si les japonais avait prédit ces différents cas de figures mais il n'en est pas moins certain que la force d’attaque inédite, rapide et fracassante des japonais a eu raison de la confiance des américains sur leur supposé avantage de détection des attaques surprises.
Dans la seconde partie de l'article qui paraîtra le mois prochain, nous étudierons comment nous pouvons améliorer notre capacité à détecter les signaux qui transmettent un avertissement et quelles réactions pouvons-nous adopter pour mieux accepter les risques ?
[1] Brizon Ambre, Auboyer Audrey, « L'acceptabilite des signaux faibles detectes par le recepteur humain. Facteur essentiel de la sécurité des systèmes », Revue internationale de psychosociologie, 2009/36 (Vol. XV), p. 111-130. DOI : 10.3917/rips.036.0111. URL : https://www.cairn.info/revue-internationale-de-psychosociologie-2009-36-page-111.htm
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